Magic Daniel

La musique offre parfois des moments d’exception, hors du temps, qui surprennent même lorsqu'on s'y attend un peu. Cela est d'autant plus intense quand s'y ajoute la jeunesse du responsable.

Je pense n'avoir connu que deux expériences de ce type. La première fois, lors d'un stage ouvert aux amateurs de tous niveaux, j'écoutais attentivement les conseils d'Yves Sévère, clarinettiste de grand talent et professeur au conservatoire de Nantes avant de me retrouver assis au pupitre voisin de celui d'un gamin d'une dizaine d'années: Raphaël.

J'apprenais que c'était le propre fils d'Yves et qu'il s'était mis à la clarinette 18 mois plus tôt, le piano ne lui suffisant plus. Au bout de trois mesures, je me suis aperçu qu'en un temps aussi court il avait beaucoup plus progressé que bien des instrumentistes en une vie entière. Nous nous sommes retrouvés un peu plus tard à Loudun, la classe de clarinette de Nantes s'étant déplacée pour un concert exceptionnel avec la création d'une oeuvre originale. J'avais profité de l'occasion pour présenter Raphaël aux Loudunais en conseillant de bien retenir son nom. Environ trois ans plus tard nous pouvions l'entendre sur toutes les ondes quand il fut nominé aux victoires de la musique classique. Une progression foudroyante au point d'en avoir rendu jaloux un Michel Portal vieillissant.

La seconde expérience date des deux derniers jours.

J'avais accepté avec enthousiasme d'organiser la venue d'un lauréat du CIAD, ce concours de piano qui se déroule à Leuze. J'ignorais à quel point cela me comblerait.

Nous avons été environ 150 à partager le même bonheur d'un récital exceptionnel.

Daniel Ciobanu entre en scène comme un jeune homme timide, presque gêné. Sa frêle silhouette se glisse derrière le piano et il s'assoit. S'en suivent quelques instants de recueillement, presque comme si David prenait la mesure de Goliath.

Chopin figure en première ligne de son programme. C'est son compositeur préféré nous dira-t-il. Comment ne pas être romantique à 23 ans? La délicatesse des valses lui convient parfaitement et ses doigts effleurant le clavier rendent à merveille la mélancolie qui n'est jamais loin derrière les notes de Frédéric. Même pendant la Grande Polonaise, la fougue est toute en retenue.

Nous avions souhaité qu'il nous offre une part conséquente de musique de son pays, la Roumanie, où elle abonde en qualité. Daniel nous fait découvrir Nicolaï Kapustin et son étude n°2,  sous-titrée "Rêverie", une pièce aux accents jazzy, comme une improvisation brillante qui aurait été retranscrite et que n'aurait pas désavoué un Michel Pétrucciani.
On s'aperçoit qu'une énergie démesurée jaillit de ce corps d'adolescent qui domine et s’approprie le piano. Ils ne font plus qu'un. La masse noire du Yamaha s'est soumise et transmet docilement à toutes les émotions de l'interprète.

La Valse de Maurice Ravel nous conduira - déjà et trot tôt - à l’entr'acte. Ce tournoiement de notes semble conduire danseurs et musicien vers une inexorable fatalité, comme s'il s'agissait d'un dernier sursaut de la vie. Pièce redoutable à exécuter et requérant une intense concentration. 

Le charme  continuera d'opérer dans la seconde partie avec une véritable démonstration de force de la main gauche dans le "Basso ostinatto" de Schendrin puis un bref moment de retour au romantisme avec une étude de Karol Szymanovski.

L'apothéose réside incontestablement dans son rendu de la 7ème sonate de Prokofiev. Elle est si redoutable qu'elle envoie souvent au tapis les postulants aux premières places des concours. Elle nous a  montré un Daniel dominateur et triomphant. Il y a bien entendu la façon dont il s'est joué de l'extrême difficulté technique contenue dans la pièce mais surtout celle dont il nous a transportés de Loudun à Stalingrad comme s'il avait fait de son piano un véhicule à traverser l'espace et le temps.

Les notes ont résonné longtemps dans nos oreilles, au-delà des applaudissements et des instants prolongeant le récital. C'est vrai, on n'avait plus envie de le quitter.
Pour ceux qui ont partagé le même bonheur et ceux qui voudraient s'en faire une idée, le lien ci-dessous permettra (merci à Jean-Claude Rabin) de retrouver quelques instants de cette soirée.

http://youtu.be/dLZ6Zw1GlVo